Duemille: pianiste # 2


Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça tout le monde peut, lui, ce qu’il savait lire, c’était les gens. Les signes que les gens emportent avec eux : les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire… écrite sur eux, du début à la fin.
Alessandro Baricco
. Novecento : pianiste.

Je suis debout dans le sous-sol.
Je suis debout devant le téléphone.
Je suis debout dans la légende du pianiste de l’océan.

C’est samedi soir. J’attends l’appel de Duemille de son paquebot amarré dans le port de New York. J’attends la voix de cette légende que je ne connais pas. J’attends l’appel de la musique que je ne connais pas. Je veux qu’il m’explique. Je veux la suite du jazz.

Et puis, le voilà. J’entends l’océan…

-- Bonsoir Duemille!
-- Bonsoir Mademoiselle M…
-- Vous voulez bien m’expliquer comment lire la musique.
-- Je ne sais pas lire la musique des livres…
-- Bon. Cette conversation avait pourtant bien débuté. Je sais que vous êtes né sur votre bateau. Je sais que votre père adoptif était machiniste et que votre mère était une jument. Je sais que vous ne descendez jamais de votre paquebot. Je sais surtout que vous êtes le plus merveilleux pianiste du monde. Alors, ne me dites pas que vous ne connaissez pas la musique ?
-- Je ne connais pas la musique écrite par l’inventeur de la musique écrite. Je connais l’inventeur du jazz… Est-ce que ça compte ?...
-- Duemille, s’il vous plaît, je vous demande de me révéler quelques secrets. C’est quoi, votre musique ?
-- Je ne sais pas…
-- Duemille, c’est le sujet de la conversation. Je vous écoute.
-- Il y a tellement de musique différente. Il y a autant de musiques que de gens sur la terre. Je lis la musique du monde lorsque cet univers prend la mer. Je lis l’océan dans le regard des gens. Je lis la mer des gens sur la mer…
-- Vous êtes franchement bizarre, Duemille. Et aujourd’hui, vous avez lu quoi dans leurs yeux ?
-- Des pays perdus, des bruits, des odeurs, des terres promises, des histoires…
-- C’est tout ?
-- C’est toute leur musique que je dépose sur le clavier du piano. C’est toute leur histoire en noir et blanc mise aux couleurs de l’océan que je laisse voguer comme des petites notes sur la mer…
-- Heu… Vous n’auriez pas vu une éléphante sur votre paquebot ?
-- Si ! Il y a quelque temps. Elle s’est rendue à Londres, puis a pris un autre navire pour l’Afrique…
-- Heu… Ouf ! Vous êtes sérieux, là ?
-- Elle était accompagnée de son dresseur. Un homme magnifique. Un homme chien… Je me souviens de leur musique douce, calme, sereine. La musique de la liberté, de la dignité. Il ne la quittait jamais des yeux. Il prenait ses repas avec elle. Il lui parlait souvent en polonais, quelquefois en portugais et en espagnol. Ils évoquaient ensemble leur passé, leurs misères dans les foires. Ils se racontaient les cirques malfamés, les insultent des innocents. Ils aimaient encore les rires des enfants éblouis devant tant de merveilles étranges et différentes. Je lus dans leurs yeux la joie de revoir bientôt leurs pays respectifs, le rêve d’un bonheur annoncé, le désir d’entendre à nouveau leurs musiques à eux… et puis la peur de ne pas réussir à oublier…
-- Vous pouvez m’en lire, heu… dire un peu plus ?
-- D’accord. Je… Et puis, non. Écoutez plutôt, M… Écoutez la musique de votre éléphante et de l’homme chien sur la mer… C’est leur musique secrète captée sur l’océan que je joue pour vous jusqu’à notre prochain rendez-vous, samedi prochain…

Ça y est
Je suis debout dans l’inconnu
Je suis debout sur le dos de madame Chopin
Je suis debout dans la mer du jazz de Duemille, d’une éléphante et d’un homme chien

À suivre…
______________
1. Illustration : Claude Monet. Pyramides de Port-Coton, mer sauvage. 1886.

free music

Commentaires

  1. mon commentaire
    n’est pas ici
    où je l’avais laissé.

    le jazz des mots,
    le jazz d’un récit,
    le jazz c’est cet échange entre l’écrivain et ses lecteurs,
    le jazz vogue,
    ici,
    merci Mimi.

    //J’entends l’océan,//
    voilà la clef du mystère.

    Ce n’est pas un pianiste qui parle,
    mais la mer, un océan incarné

    le père adoptif était machiniste?
    Oui,
    car l’univers est une machine.

    la mère est une jument?
    C’est exactement cela,
    son lait nous nourrit,
    son galop nous emporte,
    nous hennissement nous rappelle vers elle.
    Elle est aussi la mort.

    L’océan est un jazzman,
    les jazzmen sont les enfants du blues,
    le blues a traversé la mer,
    venant d’Afrique,
    j’entends les vagues, le rock, rocking,
    the rocking waves

    au creux des vagues,
    un éléphant, une éléphante.

    l’ami, l’amie de l’arrière grand-père du Blues,
    ça ne fait pas de doute.

    Je vous laisse ici,
    j’ai des questions à poser à mon ami Rachmaninov.

    Ohé, la glace! C’est une musique de cloches…

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  2. >Reading is Dangerous: Ohé! La planète du jazz est-elle sur la portée?

    Peu importe, j'apprécie, je déguste le jazz de votre poésie.

    MERCI!

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