Au bout d’un moment, Cathy-Chien cessa d’aboyer. Elle se contenta d’écouter le son des notes de jazz que le saxophoniste lui offrait en guise de lullaby. Assisse devant la calèche, elle fixait le musicien en penchant la tête tantôt à droite tantôt en gauche tout en suivant le rythme fascinant de ce blues improvisé à brûle-pourpoint… juste pour elle.
Je ne sais pas si ce style d’improvisation faisait partie d’une mise en scène. Le cocher saxophoniste semblait parfaitement à l’aise dans ce chant, ce dialogue musical. Le destrier de l’homme ne bougeait pas. Le cheval avait pris place devant la terrasse Dufferin, à la tête de son armada de palefrois fiers et puissants prêts à offrir ballades et promenades dans la ville. Le double quartet donnait un spectacle fabuleux. Les siècles se croisaient comme une douce musique. Moyen âge, renaissance, jazz contemporain… le temps semblait suspendu au dessus du grand fleuve.
Les oiseaux ne chantaient pas.
Cathy-Chien calmée, je profitai de l’occasion pour m’approcher davantage et caresser le bout du museau de ce destrier. La belle dame s’appelait Ella et avoua un petit faible pour les murmures et les pommes. Elle me montrait la besace magique accrochée au chariot. Le cocher me fit signe que cette petite gâterie était permise. Je m’empressai de lui en quérir une rouge merveille et bien dodue… Ella engloutit le fruit permis doucement en mastiquant le tout avec délice.
Pendant que je conversai avec cette magnifique bête, Cathy-Chien avait quitté son poste d’observation et avait réussi je ne sais comment à escalader les montants de la calèche pour se retrouver sur le siège avant, aux côtés du cocher. Le chien et le saxophoniste formaient un duo singulier qui je dois l’avouer me donna une gigantesque crise de fou rire.
Il me vint soudainement une idée :
-- Dites, monsieur. Je peux accompagner mon chien pour la promenade ?
-- Cela dépend… Savez-vous chanter ?
-- Heu… Bah, un peu. Mieux que mon chien… ça, c’est certain.
-- Connaissez-vous des chansons d’oiseaux ?
-- Mince, vous êtes bizarre, monsieur. Pour tout vous dire, voilà. Je peux vous siffler le réveil du merle, l’arrivée des oies sauvages, l’heure des poules et le thé de cinq heures des étourneaux.
-- C’est intéressant. Qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour une ballade en calèche, un samedi de juin dans le Vieux-Québec, n’est-ce pas ?
-- J’oubliais… Je joue de la guitare, je sais jongler et conter des histoires.
-- D’accord… Moi, les promeneurs sans merci, je les invite toujours pour le premier voyage du jour. Alors, si vous avez le cœur à la ballade, vous êtes la bienvenue. Ella la Rousse et Jimmy le cocher vous offrent la première improvisation de ce nouveau jour. Venez près de Cathy-Chien, à l’avant. Mes passagers s’impatientent. Nous n’attendons plus que vous.
Il me sembla entendre quelques piaillements d’oiseaux…
Non. Je n’avais pas la berlue. Ella se mit à trotter un pas de deux, Jimmy souffla le blues du blues dans le saxophone, Cathy-Chien aboya gaiement son dialogue de bêtes et les oiseaux de ce bestiaire du jour volaient au-dessus de nous. La calèche s’aventura dans les rues sans âge. Le manège enchanté circula ainsi tout le long du trajet dans les sentes du Vieux-Québec.
Puis, je ne sais pas pourquoi, Ella la Rousse s’arrêta brusquement à l’intersection d’une rue. Il me sembla entendre le chant de plusieurs oiseaux, le son d’une guitare ancienne et la complainte de la fille d’une fée.
Soudain, je ne sais plus comment ni pourquoi, c’était sûrement du jazz… Jimmy échappa son saxophone et perdit connaissance sans aucune improvisation au seuil d’une rue sans merci.
C’est ainsi qu’un samedi de juin, un cocher, des passagers sans merci et un saxophone croisèrent la route de la véritable dame sans merci de la rue sans merci.
À suivre…
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1. Illustration : Henry Meynell Rheam. La belle dame sans merci. 1920
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