Cent printemps d'incertitude 5








Pour Antoine


Le lendemain matin, je me rendis chez Danny pour le petit déjeuner. Nous avions planifié un samedi lent et doux de différentes activités avec Mémé. Plusieurs travaux printaniers nous attendaient sur la Terre d’accueil de la dame aux mille incertitudes. Les parents de Danny semblaient un peu débordés par leurs carrières musicales et par… disons l’hyperactivité de Mémé. Aussi, nous avions décidé de leur donner un coup de main et de réaliser quelques aventures autour de la maison avec notre centenaire bien-aimée.

Dès mon arrivée à la maison, Cathy-Chien s’empressa de faire causette avec Jack, le Jack Russel de Mémé. Une délicieuse odeur de caramel parfumait la cuisine. Nul doute, la dame aux mille bonbons caramélisés était déjà à l’œuvre. Danny me convia à une petite dégustation matinale. Après tout, il n’y avait rien d’urgent. Nous avions tout notre temps. Et puis avec Mémé, l’ordre du jour pouvait varier d’heure en heure, voire de minute en minute… voire de seconde en seconde sans trop de remarques et surtout avec beaucoup d’imagination.

La mère de Danny surveillait la cuisson de l’objet de tous les délices tandis que Mémé terminait son petit déjeuner.

-- Bonjour M. Tu désires un jus avant de partir à la chasse aux mauvaises herbes ? demanda Sissi, la mère de Danny.
-- Évidemment. Il me faut prendre des forces avant les travaux dans la jungle de la Louisiane.
-- Louisiane ?... répondit Mémé, en levant doucement la tête vers moi. Ses yeux rencontrèrent les miens avec étonnement comme si elle réalisait soudainement que j’étais assise près d’elle à la table.
-- Si ! La Louisiane de Mémé. Celle que tu me racontes depuis ton arrivée, ici. Tu vas bien, Mémé ? Tu n’as pas touché à ton petit déjeuner.
-- Si. Je vais bien. Mais… je n’ai pas très faim. Cette Géorgie fabrique de succulents banjos. Et puis, j’ai des projets…

La mère de Danny mit sa main sur mon épaule et déposa le verre de jus près de moi. Je vis dans son regard que je ne devais pas me faire de souci pour les répliques de plus en plus décousues de Mémé. Je compris que la matinée était plutôt difficile pour elle et que la conversation pouvait se poursuivre avec tendresse et humour.

-- Des projets… Alors, raconte. Qu’est-ce qui te trotte dans la tête, ce matin. Tu veux bien me dire un peu ?

Mémé souriait en regardant la marmite magique qui reposait sur la cuisinière. Elle humait l’odeur du caramel au beurre en ébullition… Je sentais son esprit bouillonner d’imagination. Je sentis son cœur en perdition de ne pas trouver les mots pour me raconter ses projets, les objets de ses projets.

-- En vérité, les enfants, je vous le dis, il est temps que je trouve ce foutu banjo.
-- Le banjo ? Mais bien sûr que nous allons le retrouver, répondis-je avec entrain. Je sentais qu’elle reprenait le rythme. Alors, je décidai de larguer les amarres des phrases.
-- Et puis, d’ailleurs, il me faut un passeport pour cette croûte de Beethoven. Tu as un passeport à me prêter ?
-- … Heu… je crois que tu as déjà un passeport, répondit Danny. Ne t’inquiète pas.
-- Nom d’un trombone ! C’est formidable qu’ils aient décidé de me délivrer ce genre de feuille à musique, à moi, une vieille bourrique du Sud des États-Unis. Tu crois que Chopin en a un aussi, de ce genre de papier ? C’est que je dois lui remettre un peu de caramel, ce soir.
-- Tu veux partir en voyage ? Tu veux entendre du Chopin ? précisa Danny.
-- Ah ! Ça oui que je désire son banjo à lui… Mais, je dois lui parler d’abord et avant tout. C’est que ce genre de trésor ne ce trouve pas à tous les coins de rue de la forêt amazonienne. Il faut préciser le type d’instrument. Et puis, je dois augmenter la dose de caramel pour la négociation. Celui-là, il ne se dérange pas le concert pour des prunes. Je dois prévoir le grand jeu. Je dirais un minimum de dix mille papillotes sucrées. Nom d’une Polonaise ! Il me faut du caviar avec ce maestro du piano. Vive les oreillons ! Vive l’herbe à puce !
-- C’est d’accord. Nous trouverons ce passeport et nous irons écouter maître Chopin. Tu sais Mémé, je vais te dire un secret. Je crois que trois caramels feront l’affaire…

Je compris que Mémé voulait offrir un piano à Danny et que toutes ses économies devaient lui servir de passeport pour un tel objet de bonheur…

Non. Je n’entraînai pas toute la famille ni tout le clan des chevaliers en Colombie pour un tel dessein. Non. Je ne fis rien de si audacieux. Je terminai mon jus d’orange. Vérifiai la couleur du caramel en fusion dans la marmite, confiai le tout à Sissi, puis, j’accompagnai Mémé et Danny au centre de musique du Nouveau-Bordeaux.

Dès son arrivée, au magasin, elle remarqua le plus noble des banjos, s’installa sur la selle de l’aventure et nous offrit son Chopin à elle.

Une semaine après, Danny recevait son premier piano…

Il ne faut pas sous-estimer les causeries à banjo ouvert de nos Mémés. Leurs projets lèvent le voile sur nos rêveries impromptues et posent des silences caramélisés sur nos Cent printemps d’incertitude.

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1. Illustration: Frank Dicksee. Rêverie.




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Commentaires

  1. Merci beaucoup, Mireille...

    Les caramels sont très bons...! Ils fondent dedans la bouche et ils sont crémeux.....

    Le texte est original et bien imaginé !!! = )

    xxxxxxxxxxxxx
    Antoine

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  2. J'ai pensé à toi en racontant la suite des aventures de M et de Danny. Mémé aime le piano et elle aurait adoré entendre ta musique.

    Bon caramel!

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