Les vagues du silence 6



Du lundi au vendredi, un mois de janvier, vers 8 heures du matin, je bravai le froid intense du jour nouveau pour me rendre à la rencontre de Danny. Ma pèlerine bleu marine, mes moufles et mon écharpe de laine, mes bottes de sept lieues et mon bibi de jeune fille révolutionnaire, je m’appliquai à marcher selon le rythme magique des gens du Sud. Danny me donna des cours particuliers d’insertion culturelle afro-américaine. Chemin faisant, vers l’école des Blancs du Nouveau-Bordeaux, je tentai d’imiter et d’assimiler ce mouvement félin et racé venu des plaines, des savanes et des montagnes d’un monde africain très ancien que mon nouvel ami appelait tout simplement… marcher.

Malgré mes efforts d’activiste appliquée, je trébuchai à chaque pas. Bon prince, Danny encouragea mes études sociales en exagérant la démarche. C’est ainsi que nous nous retrouvions en pleine froidure hivernale de janvier sur le chemin de la culture des Blancs à marcher, danser, chanter, sauter, rire, pleurer et bavarder jusqu’à la petite école du quartier.

Cette croisade éveilla la curiosité des nobles personnes. Le long de notre parcours amical, les rideaux se soulevaient, les murmures traversaient les murs, quelques quolibets se frayaient un passage jusqu’à nous et des boules de neige frôlaient parfois nos visages. Une partie de la noble société s’indignait de mes études afro-africaines. Heureusement, cet éveil de la souche anti progrès de quelques personnes ne m’empêcha nullement de poursuivre ma ligne rythmique dans le monde fascinant du mouvement de la liberté d’expression naturelle.

Notre route vers le jour nouveau provoqua plusieurs vagues de silence et quelques remous. Néanmoins, je fus à même de constater, dès notre deuxième semaine d’expression corporelle et culturelle que les membres de mon clan étaient solidaires à notre cause. D’abord, ce fut François G qui osa rompre le silence en se pointant sur le coin de la troisième rue afin de nous accompagner dans notre quête. Puis, le deuxième jour de cette deuxième semaine, le grand Roux arriva avec son tambour et ses flûtes. En quelques jours, nous fûmes plus de douze sur le chemin de l’évolution à se dandiner, à chanter et à marcher comme Danny jusqu’à la noble et blanche école des Blancs.

Notre apprentissage progressait si bien, qu’un matin de janvier particulièrement intense en froidure, je risquai le tout pour le tout. En tournant le coin de la cinquième rue, je m’arrêtai brusquement devant l’arrêt d’autobus. Le groupe de marcheurs dessina une jolie vague de silence, puis comprenant mon manège, se mit à trembloter de froid et patiemment attendit le bus.

J’étais fière de mes études afro-africaines et de mon clan. Tout allait pour le mieux. Nous attendions le bus en improvisant d’enlevants Ragtimes. Lorsque le bolide se pointa à l’angle de la quatrième rue, une vague de silence s’imposa. Nous le vîmes ralentir, freiner, puis tourner brusquement, ailleurs, vers une destination inconnue.

C’est ainsi qu’un matin de janvier, vers 8 heures vingt, le clan des Chevaliers de l’Encrier déclara la guerre culturelle du Nouveau-Bordeaux. À notre arrivée dans l’établissement, notre premier geste de solidarité anti grande noirceur fut d’effectuer quelques changements dans la salle de classe. En silence, nous fîmes quelques vagues de silence sur ce jour nouveau en prenant place tout un chacun auprès de Danny, à l’arrière de la classe.

Perplexe, la petite G demeura de glace droite comme une aigrette savante des palais de bienséance assise sur le bout des fesses de la chaise de son pupitre, à l’avant de la pièce du Savoir. Contemplant sa seule voisine du jour, une pomme rouge destinée à amadouer les rêves du professeur, la noble petite G sembla fort dépourvue de ce début de jour nouveau au goût d’être ou ne pas être… dans la vague du silence du jour.

À suivre


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1. Illustration: Bob Adelman. Mine eyes have seen
2. Illustration: Gaëna da Sylva. Merry-go-round







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