Le huit-reflets de Whitechapel 3


À l’aube de ce mystère, notre trajet dans les rues de l’East-End me sembla terriblement long et pénible. Spitafields, Bethnal-Green et Whitechapel affichèrent leurs misères déconcertantes, leurs rues étroites et sales, leurs taudis, leurs marais nauséabonds. Plus de cent cinquante mille personnes résidaient dans les quartiers maudits de Londres. Les Français peuplèrent surtout Spitafield, les Irlandais Bethnal-Green et les Juifs dominèrent rapidement Whitechapel. Tisserands, marchands et mendiants se côtoyaient quotidiennement sans vraiment fraterniser. Chacun vivait comme il le pouvait dans ce monde très peu fréquenté par la bourgeoisie et la haute aristocratie anglaise. La peur des maladies diverses, des fièvres et surtout des maladies vénériennes faisaient craindre les contacts avec les pauvres, ces déchets inconcevables de la City. La société dite honorable se risquait cependant à quelques escapades dans les faubourgs périlleux particulièrement afin d’assister à des music-halls, des pièces de théâtre ou tout simplement pour se donner quelques frissons avant de retourner dormir, l’âme en paix, sous leurs blancs édredons. En réalité, une visite dans l’East-End équivalait à un jeu, une fanfaronnade semblable à une descente en enfer. Un enfer qui ne leur appartenait pas.

Sherlock Holmes demeura silencieux tout le long de Commercial Road. Il ne montra aucun signe de vie avant notre arrivée à la morgue improvisée de Whitechapel. L’endroit était sinistre à souhait. Le quartier était si misérable que même les services de bases étaient absents. Le Royal London Hospital desservait tant bien que mal cette clientèle. Cependant, pour les indigents de l’East-End, un séjour ou une visite à cet établissement signifiait souvent un rendez-vous avec la mort…

Martha Tabran reposait dans un cercueil de fortune. Auparavant, sur une table usée, on avait lavé la malheureuse et nettoyé ses plaies. À la suite de quoi, on l’avait maintenu sur le mur froid à l’aide d’un clou planté dans le cou pour prendre une photographie, donné ses vêtements aux pauvres, puis procédé à une autopsie.

Péniblement, je m’approchai de la malheureuse afin de lire la sombre histoire que ce fou furieux avait écrite dans la nuit. Sherlock Holmes demeura derrière moi, se contentant d’écouter ma version de l’agression. Je ne pus que confirmer la majorité des faits rapportés par l’inspecteur Abberline. Cependant, j’ajoutai que le meurtrier avait fait preuve d’un acharnement incommensurable. Une lame effilée et de longueur moyenne semblait être la cause des blessures. La pauvre était morte au bout de son sang.

Sherlock Holmes se pencha plusieurs minutes sur la dépouille de Martha. Puis, se montrant extrêmement contrarié par la destruction des indices potentiels, il demanda à poursuivre son enquête sur les lieux du crime.

Mon vieil ami ne fut pas plus bavard dans Whitechapel Road. Il consulta la liste des témoins et leurs dépositions avec un grand intérêt. Cependant, le détective était extrêmement soucieux. Les faits le troublaient… Martha avait disparu dans Commercial Road vers deux heures du matin avec un soldat. Le sergent avait aperçu un soldat vers deux heures trente devant le Georges Yard building. Puis, silence total jusqu’à quatre heures cinquante.

Il n’aura fallu que quelques minutes au meurtrier pour accomplir ses méfaits et disparaître dans le brouillard et les rues noires et désertes de Whitechapel…

Cependant, il commit une erreur en déposant un huit-reflets dans le logement adjacent en ruines. Cette fantaisie permit à Sherlock Holmes d’établir un portrait psychologique sommaire de l’homme. Après une étude minutieuse de la chambre, des différentes couches de poussière, du clou, des empreintes de pas sur le sol et de quelques secrets que seul l’illustre machine à déduction pouvait déceler, il déclara :

-- Taille moyenne, cheveux foncés, droitier. La trentaine. Il a une très bonne vue. Il se déplace rapidement dans les rues… Il connaît les rues de l’East-End parfaitement. Il a talonné sa proie avant de l’aborder. Il déteste les femmes, surtout les prostitués. Il est intelligent, mais il est désespéré. Il a subi un choc récemment. Il est en crise. Il va sans doute réaliser ce qu’il a fait d’ici peu. Cependant, il n’a aucun remords. Il risque de récidiver. Malheureusement, je doute que nous puissions l’identifier rapidement. L’homme existe. Je le trouverai.

Stupéfaits, l’inspecteur Abberline et moi, regardâmes mon vieil ami avec un mélange d’admiration et de découragement. Sherlock Holmes disparut dans les rues de Whitechapel en direction du Royal London Hospital. Je ne devais pas le revoir avant plusieurs jours…

Le soir du 8 août 1888, j’eus beaucoup de mal à m’endormir. Je songeai à l’homme éléphant, ce résidant si gentil du London Hospital de Whitechapel que j’avais eu le bonheur de rencontrer récemment. Si gentil et si cruellement hypothéqué par la maladie. Je songeai à tous ces malheureux qui vivaient dans les rues de Whitechapel.

Je songeai à ce monstre qui arborait le huit-reflets de Whitechapel…

À suivre…

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1. Illustration: Sidney Paget.
2. Adaptation libre de l’auteure d’après l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle.



Commentaires

  1. // une fanfaronnade semblable à une descente en enfer.//

    C'est une idée ravissante: Une fanfaronne descente aux Enfers.


    //Je songeai à ce monstre qui arborait le huit-reflets de Whitechapel…//

    Un monstre de malheur, qui répand le malheur, le sien. Un monstre à l'image de tous les monstres, ce qui me fait penser aux monstres de notre époque, qui bombardent de malheurs les pauvres gens des Whitechapel d'aujourd'hui.

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  2. Je suis désolé d'arriver si tard pour la lecture.

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