Les chevaliers de l'encrier # 2


Être déshonorée aux yeux du Monde, revêtir l’apparence de l’infamie quand son cœur est tout pureté et ses actions toute innocence et quand l’inconduite d’un autre est la véritable cause de son avilissement, voilà l’un des événements qui son le lot particulier d’une existence d’héroïne, et la force d’âme dont elle témoigne en un moment pareil clame très haut la noblesse de sa nature.
Jane Austen. Northanger Abbey.

La petite G mit la tribu sous le règne de dame Jane. Elle nous imposa un carnet de lecture et d’apprentissage rigoureux à son image. Northanger Abbey fut le premier roman de dame Austen à étudier, tout simplement parce que cette œuvre était sa préférée et que toute personne qui se respecte devait avoir lu ce livre au moins une fois dans sa vie afin de réussir son entrée dans le Monde de la haute bourgeoisie « austienne ». Il y eut plusieurs protestations issues des chevaliers envers notre tyran à boucles blondes. Cependant, devant l’immense érudition de notre compagnon chevalier, la tribu entérina la proposition et plongea tête première dans l’aventure. Notre honneur était en jeu. Alors, autant subir l’humiliation sur notre territoire plutôt que de perdre des plumes en pays étranger.

Dès lors, le quartier de Nouveau-Bordeaux se transforma en village anglais imaginaire.

J’établis mon cabinet de lecture dans la bath room familiale. Évidemment, quiconque connaît un peu l’atmosphère décrite dans les romans de Jane comprendra mon initiative chevaleresque pleinement justifiée par mon besoin d’intimité lié à cette rude croisade: lire Jane demande de la concentration ; c’est une lecture tellement alambiquée ! Miss Catherine, l’héroïne de Northanger Abbey, effectue un séjour à Bath, une station thermale sophistiquée et fréquentée par la grande société. C’est si compliqué de circuler dans cette ville qu’il faut être chaperonné par une famille renommée et sans faille afin d’observer les règles prescrites par l’aristocratie. Il faut être présenté et tarabusté de toutes sortes de manières inimaginables et pourtant fortement suggérées afin de faire son chemin dans la jungle mondaine de Bath.

Je décidai de plonger dans l’ambiance de ce carnaval chic. Je m’imposai plusieurs séances de lectures régulières dans la baignoire. Je m’installai de 19 h 30 à 20 h 30 avec mon livre, mon carnet de notes, mon petit point, ma guitare et Cathy-Chien. Je comprenais mieux les folles dispositions des Upper Room, ces salles de bal où les jeunes gens patientaient, des heures à la recherche d’amis pour la vie. Les futurs héros allaient se promener, se montrer, danser ou tout simplement souffrir les pires humiliations afin de se tailler un nom convenable dans grande Pump Room de Bath.

Il s’agissait de se forger des amitiés, de se créer des liens en vue de mariages sérieux et surtout lucratifs entre gens convenables. La pauvre Miss Catherine, l’héroïne devait se taper des soirées complètes de conversations vides de sens, naviguant sur des sujets variés tels que la pluie et le beau temps, la robe des chevaux, les robes mousseline à la mode et la musique du hit parade de Bath. Il fallait surtout apprivoiser l’art de ne pas provoquer d’incidents mondains. Il semblait préférable de parler en même temps que les autres jeunes filles, de faire semblant de ne pas voir la personne qui désirait s’entretenir avec nous si cette dernière ne représentait pas une union favorable à notre ascension sociale. Et surtout, il fallait endurer la conversation et la vanité des cavaliers pendant les danses imposées tels les cotillons, les contredanses et les quadrilles.

Je ne comprenais rien à toutes ces douces courtoisies. Heureusement, la petite G nous assura une formation en la matière irréprochable ! Elle nous fignola un programme d’éducation et de divertissements dignes de nous valoir les plus hauts honneurs de la plume rouge.

Notre carnet de bal fut extrêmement chargé. Le thé de 3 h 30 fut de mise du lundi au vendredi. Le lundi fut consacré au petit point et à la mode vestimentaire ; le mardi à la musique et le mercredi à la lecture d’extraits de Northanger Abbey. Afin de peaufiner l’art de la conversation et de l’humiliation, le centre commercial du quartier devint notre Upper room du jeudi soir et le buffet chinois de monsieur Li, notre Pump room du vendredi.

Le samedi matin fut entièrement consacré au cours de danse.

Toutes ces civilités me fascinaient. Cependant, je préférais de loin les aventures de Huckleberry Finn. Aussi, je me réservai le dimanche matin pour approfondir mes réflexions littéraires, seule, debout dans la cuisine…

De ma baignoire, je mis en pratique l’art de Jane en faisant la conversation avec Cathy-chien. Je lui confiai que je l’avais attendue pendant des heures et des heures impatiemment. J’avais tellement hâte de discuter avec elle que je crus la fin du monde arrivé. Apparemment, je devais lui tenir la patte, lui signifier de temps en temps que je n’avais pas de meilleures amies en lui pressant la patte doucement. Il paraissait de bon ton également de maîtriser l’art du regard complice. Je m’efforçai de cligner des yeux discrètement. De plus, je devais choisir une tête de Turc par jour pour me pratiquer à rire des gens pour tout et pour rien. Et surtout, je devais tomber en amour avec un imbécile afin de mettre en lumière toute la subtilité des sentiments janéitiens…

Quelle humiliation pour une héroïne en espadrilles…

À suivre…
_______________
1. Illustration. John Everett Millais. Leisure hours. 1864.

free music

Commentaires

  1. Ho lala!
    I hope it was in Green Tea foaming bath!...

    RépondreSupprimer
  2. J’aurais choisi Raymond Roussel. En fait de labyrinthe alambiqué, son... ses détours me conviennent mieux. Mais on s'amuse ici dans la baignoire avec un chien et une guitare et les heures qui passent dans l’impatience…

    J’aime les boucles d’or (elles me rappellent Mary Pickford) et les conversations inutiles (elles sont la preuve de notre humanité autant que de notre appartenance à la famille des oiseaux).

    Nous devrions ouvrir un salon littéraire. On y servirait à grand prix (et à petites doses) de l’eau-de-vie de cornouilles… « C’est bon, mais c’est coûteux cette boisson, » dirait une dame un peu pingresse. « Son prix élevé empêche que votre mari en boive trop, » répondrions-nous. Ah ! Ah ! Ah !

    RépondreSupprimer
  3. >Surprise: Et oui, toujours le thé vert, partout, partout! C'est plus doux pour les peaux sensibles et sujettes aux crises d'urticaires littéraires.

    >Reading: C'est le moment ou jamais de ressortir votre magnifique maillot de bain vanille et fraise. Les oiseaux seront fous de votre élégance et vous chanterons de belles histoires sans fin.

    Un salon littéraire dans ma Bath room? Youpppppiiiiii!!!!

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire