Duemille: pianiste #3


Il avait bien envie d’entendre comment diable il pouvait jouer, l’inventeur du jazz. Il ne disait pas ça pour plaisanter, il y croyait vraiment : que Jelly Roll était l’inventeur du jazz. À mon avis, il se disait qu’il allait apprendre quelque chose. Quelque chose de nouveau.
Alessandro Baricco
. Novecento : pianiste.

Je me suis endormie dans le fauteuil.
Je me suis endormie devant le téléphone.
Je me suis endormie sans la légende du pianiste de l’océan.

Pourtant, c’est samedi soir. Il m’avait promis la suite. La suite de l’histoire du jazz. Toute la semaine, je me suis inventé une sorte de jazz sur ma guitare. J’ai fait du jazz à l’école, avec les copains, avec Cathy-Chien. Toute la semaine, j’ai attendu ce samedi soir. C’est foutu. Il m’a oubliée. Je suis un peu triste.

Et puis, vers minuit, le voilà qui apparaît sur le fil, ce foutu pianiste de l’océan assis dans la lune. Je suis un peu en colère…

-- Duemille, je vous demande un peu de m’expliquer votre retard ? J’étais désespérée.
-- Bonsoir, M. Je suis vraiment désolé. Je suis le roi des imbéciles. Je me suis mérité une retenue dans la chambre des machines. J’ai terminé la corvée et puis je me suis précipité dans la cabine des communications pour vous appeler… Je suis navré. Je vous ai fait de la peine…
-- Duemille, vous savez l’heure qu’il est ? Je voudrais dormir, moi. Et puis, non. Maintenant que je suis bien réveillée, je préfère que nous entamions la conversation. Je serai brève. C’est quoi, cette histoire de l’inventeur du jazz ?
-- Oh ! Mademoiselle M ! Ça…, c’est toute une histoire! Un récit à ne pas dormir debout! Oh ! yes !
-- Duemille, ne mêlez pas les cartes de l’histoire. Je suis déjà perdue sur les tempêtes de votre musique. Concrètement, c’est quoi cette histoire de l’inventeur de tout le jazz du monde entier !
-- Il s’appelait Jelly Roll Morton ! Quand ce pianiste caressait les notes, tout le monde se mettait à sourire, à rire, à danser… sur la complainte du roi du jazz…
-- Oh ! yes ! Mais… tout cela ne me dit pas ce qu’il jouait, l’inventeur de l’allégresse.
-- Il récitait l’horreur du départ sur les rives de l’océan africain. Il contait la peur dans les cales des vaisseaux noirs. Il racontait la douleur dans les champs de maïs. Il exprimait la noirceur dans les balles de feu de coton… Oh, yes !...
-- Duemille ! Quelle nuit bleue… C’est cela, votre inventeur du jazz. Quel rabat-joie!
-- C’est la nuit et le jour, mademoiselle ! Il jouait le blues dans tous les saloons de la Terre. Il mettait l’espoir dans le noir. Il mettait des rêves dans la nuit noire…
-- Stop ! Duemille ! Stop! Je ne comprends plus rien à ton ragtimeur. Et pourquoi donc est-il venu sur ton paquebot, ce diable de génie du blues, du jazz, du bonheur?
-- Il voulait un duel ! Mademoiselle ! Un vrai duel comme dans les westerns. Oh ! Yes !...
-- Sans blague ! Tu as joué aux cow-boys avec lui ?
-- Il le fallait bien puisqu’il ne voulait pas m’expliquer autrement. Moi, tout ce que je voulais, c’était l’entendre, le voir parler aux notes. Je voulais lire la musique sur lui… Je voulais qu’il m’apprenne quelque chose, quelques secrets de son jazz. Mais, lui, il désirait un combat à la vie, à la mort. Alors, il l’a eu son duel, mademoiselle…
-- Mais, quel cornichon tu es, Duemille ! Tu l’as laissé s’exécuter, t’exécuter et gagner ?
-- Je ne sais pas ce que c’est que gagner ou perdre une compétition. Tout ce dont je me souviens, ce sont les improvisations que l’on a jouées à tour de rôle. C’était fantastique…
-- Et tu l’as laissé s’envoler avec la victoire du jazz sans répliquer ?
-- Et bien non, mademoiselle ! Je l’ai écouté, admiré puis applaudi un moment. Et puis paf ! Un tsunami éléphantesque s’est mis à bouillonner dans mon cœur. Ah, il voulait faire le malin, le roi du jazz. Il tenait à son titre, le provocateur de la musique dont on ne sait pas ce que c’est. Alors, j’ai dit : « au cul, le recul ! » Et puis, j’ai mis le feu aux cordes du piano. Je l’ai complètement déboussolé, désarçonné, tarabusté, dévasté. Le pauvre amateur de duel, et feu inventeur du jazz, est reparti sans demander son reste. Oh !Yes !...
-- Sans blague…
-- Oh, yes! Écoutez, mademoiselle. Écoutez la fête que les amis du jazz lui ont dédiée. Écoutez le bal de toutes les nuits, de tous les jours de la mer du jazz. C’est toute la musique des profondeurs de l’océan qui jazze pour vous, jusqu’à notre prochain rendez-vous, mademoiselle. Oh ! Yes !...

Ça y est. Encore une fois.

Je suis debout sur le plancher de danse de l’été. Oh, yé !
Je suis debout sur les bales de feu du coton, bébé.
Je suis debout dans la berceuse de l’oiseau du soleil, oh, doudadé !
Je suis debout vers minuit pour chasser la mouche tsé-tsé.
Je suis debout dans le samedi soir noir et blanc sans sommeil, oh, didadé !
Je suis debout sur les chants d’automne de la liberté.
Oh ! Yes !

À suivre… One more time !

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1. Illustration: J.M.W. Turner. Morceau de mer avec un orage surgissant.

free music

Commentaires

  1. C’est bon. Le texte respire, il y a du rythme, des trouvailles, de la poésie, de l’espace. Cow-boys et paquebots, inventeurs du Jazz et du Blues, une cave, un téléphone, une nuit de Samedi soir comme à l’époque, quand le Samedi était encore un jour particulier, la veille d’une fête, le Samedi, le Samedi, pourquoi avoir choisi cette journée si curieuse ?

    Cornichon et cornilleau. Le Samedi, c’est la soirée du Disco, du Jazz, du Blues, mais le Blues, c’est tout les jours de la semaine, et c’est la même chose pour le jazz, le jazz de la vie, l’improvisation à chaque moment, une façon de lutter avec la vie, pour la vie, contre les monstres sousmarins. Le jazz ressemble certainement à de la poésie, si le poète avait encore le courage de lancer ses mots au fur et à mesure qu’il les écrivait, en les chantant. Le rap, peut-être, est l’héritier du jazz et de la poésie, mais trop de textes se ressemblent chez les chanteurs du rap, en tout c’est ce qu’il me semble, peut-être que je connais mal, ou que la musique prenait le dessus.

    Bon récit, Mireille, qui me fait réfléchir, qui fait plaisir, merci.

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  2. >Reading is Dangerous: Ce dialogue imaginaire entre M et l'énigmatique Duemille, le Novecento de l'an deux mille, est tout simplement une petite fantaisie littéraire. Avec tout le respect que je dois à Baricco, je trouvais amusant d'imaginer les appels du célèbre pianiste lors de ses passages dans les ports américains. Évidemment, il tombe sur M... et elle converse avec cet étrange personnage comme une grande personne.

    La musique, le jazz n'a pas de frontières à mes yeux. C'est une poésie universelle. Une communication qui traverse les océans, les mers comme une expression naïve de nos sentiments les plus profonds. Aussi, cet homme qui brise sa solitude en téléphonant au hasard à des gens qui habite ces terres qu'il ne veut pas explorer, c'est un peu une manière de dire... sa poésie à lui, celle de la mer, de l'océan.

    La poésie, le jazz du samedi soir;
    le rap, le SLAM du samedi soir.

    Une voix dans la nuit du samedi soir noir; Un chant d'espoir dans la nuit de l'océan noir.

    La poésie de la liberté.

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  3. Il y avait dans une soirée d'une semaine passée, la vie, à la télé-magie, de Benny... Benny Goodman. Il a croisé sur un bateau, quand il était jeunot, la musique noire... Je souris. Les vagues portent des trésors. Des vagues d'eau, d'inspiration...

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