Duemille: pianiste #1


-- C’était quoi?
-- Je sais pas.
Ses yeux se sont mis à briller.
-- Quand tu ne sais pas ce que c’est, alors c’est du jazz.
Alessandro Baricco
. Novecento : pianiste.

Je suis presque en vacances. Les parents sont en voyage à Paris pour un mois. Ils ont des tas de choses à faire, à visiter. Tous les amis des vendredis sont de l’aventure. Ils ont embarqué sur un immense paquebot, hier soir. Alors, je suis presque en vacances, car ils ont prévu le coup. Heureusement, ils ont kidnappé grand-mère pour nous garder, nous les enfants. Grand-mère est un ange. Je l’adore. Alors, je suis presque en promenade moi aussi autour du quartier de Nouveau-Bordeaux. Presque. L’école résiste toujours à ma résistance.

Bravissimo, c’est samedi. Je dors debout dans la cuisine. Pas d’école. Alors, j’ai fait la grasse matinée et j’ai rêvé à mille et une petites merveilles. J’ai imaginé deux ou trois astuces pour tomber presque malade et rater quelques jours d’école. Mais, bon. Nous verrons lundi. Pour le moment, je dors debout dans le sous-sol. Je cause un peu avec Cathy-Chien en écoutant un film baroque. Un cinéma de samedi soir. Un film en noir et blanc. Je dors debout dans le fauteuil.

Et puis, soudain, le téléphone sonne. Je ne dors plus. Comme je n’ai rien d’autre à faire de vraiment enthousiasmant et que personne ne semble s’intéresser à la chose, je vais répondre.

-- Bonsoir. Je vous écoute.
-- Bonsoir…
-- Bonsoir. Je répète. Je vous écoute. Puis-je vous aider ?
-- Vous voulez bien ?...
-- Bon sang de bon sang ! Je vous ai dit tout le rituel. Vous êtes bizarre, monsieur. Vous êtes… Je suis censée vous raccrocher au nez.
-- Non ! Je vous en prie. S’il vous plaît, ne coupez pas. Comment vous appelez-vous?
-- Je… Et bien, ça alors. Je m’appelle, disons, M. Et vous?
-- Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento Duemille…
-- C’est tout?
-- Duemille, pour les intimes…
-- Duemille ? Vous vous appelez Duemille! Décidément, vous êtes surprenant, monsieur. C’est un numéro, je crois. Je ne sais pas compter. Alors, vous tombez bien, monsieur mathématique Duemille. Et vous faites quoi dans la vie, mis à part le fait d’interrompre le cinéma des gens les samedis soirs, de porter un nom de chiffre et d’être un drôle de numéro ?
-- Je voyage…
-- C’est tout ?
-- Non. Je vous en prie, ne coupez pas. Je vous appelle du port de New York. Je vis sur un paquebot. Je veux simplement converser quelques minutes avec vous…
-- Vous êtes au port de Manhattan sur un bateau ? Évidemment, tout le monde aurait deviné. Bon. N’importe quoi. Et vous faites quoi sur votre navire ?
-- Je suis pianiste…
-- D’accord. De plus en plus fascinant comme arnaque sur la ligne… transatlantique. Et vous êtes pianiste sur ce rafiot depuis longtemps ?
-- Je ne sais pas. Peut-être cent ans, peut-être un peu plus. Je dirais depuis Novecento. Oui. Voilà. Depuis le début des années mille neuf cent. Désormais, je préfère que l’on m’appelle Duemille. C’est plus moderne. Plus contemporain… plus sympathique…
-- Oui. D’accord. Et je peux faire quelque chose pour vous, monsieur le vampire maritime de l’an deux mille?
-- Si. Dites-moi ce qui vous fascine dans la vie sur terre. Donnez-nous un sujet de conversation. N’importe quoi. Je veux simplement discuter de tout et de rien avec vous…
-- Non, mais je rêve ! La vie sur terre ! Vous venez de la planète mars ou quoi ?
-- Non ! C’est que je ne descends jamais sur terre. Je veux dire, du paquebot. Alors, j’aime bien qu’on me raconte un peu, la vie ailleurs que sur…
-- D’accord ! Je comprends le problème. Vous avez le mal de terre. Je veux bien converser un peu avec vous. Un sujet. Voilà. Disons la musique.
-- Bien. Très bien. Vous aimez la musique, M ?...
-- Beaucoup ! Je joue un peu de guitare. Évidemment vous, monsieur le pianiste, j’imagine que le piano et toutes ses notes en noir et blanc n’ont plus de secret pour vous ?
-- De quelles couleurs sont vos yeux ?...
-- Noir et blanc…
-- Sans blague…
-- Ils sont bleus… comme la mer, tiens. Tant qu’à dormir debout, jouons la bonne note.
-- Bleus ! Merveilleux! Alors, je vous propose un peu de musique. Un prélude en l’honneur de nos conversations amicales et musicales. Si vous le voulez bien, je vous rappellerai samedi prochain. D’accord ?...
-- Je ne sais pas… Peut-être. Et puis, oui, d’accord. Vous êtes bizarre, mais sympathique, Duemille.

Puis, il joua sa musique. Une musique que je ne connaissais pas. Je fus... j'étais...

Je suis debout sur le fil du téléphone.
Je suis debout dans un film.
Je suis debout dans la mer du jazz

À suivre…

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1. Illustration: Alfred Sisley. Bristol channel from Penarth. Enening.

Commentaires

  1. Ça commence bien, cette aventure au sous-sol,
    avec un coup de fil, comme on n’en fait plus,
    je croyais que plus personne n’appelait personne
    depuis qu’on a le email, le sms, et quoi encore,
    mais le pianiste qui a le mal de terre,
    le film en noir en blanc, le piano aux
    chaussettes noires et blanches,
    la grand-mère paquebot,
    le Cathy-Chien qui fait la planche,
    la musique qui fait qu’on en parle,
    je vous rappelerai Samedi prochain,
    c’est drôle.

    C’est une souris, ce récit. On la suit
    des yeux ; je me demande où elle va.

    bravo, chère Mireille.

    ===

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  2. >Reading is Dangerous:

    Quelquefois...

    On oublie que la communication existe
    on oublie que l'amitié existe
    on oublie que la réalité existe

    Toutefois...

    je ne sais pas où va la souris
    je ne sais pas où va le récit
    Je ne sais pas où va M et Duemille

    Toujours...
    Je fais confiance à la musique

    C'est sûrement du jazz..

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  3. Des funambules sur le fil de mer. Des équilibristes sur des vagues océanes.

    Des notes sur les flots. Des notes à fil...

    J'aime, Mireille.
    Et je voyage.

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  4. >Gaëna:

    La musique est belle
    la mer est en dentelle
    la symphonie appelle

    Et je voyage aussi...

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  5. nous attendons les suites.

    suite pour suite.

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